Le
8 juillet 2004, le président de la République, J. Chirac,
se déplace au Chambon-sur-Lignon et y tient un discours
dans la cour de l’école, en face du temple, laïcité
oblige. Le village est anormalement animé, les uniformes de
tous grades et les officiels sont là. Au détour d’un
regard, on discerne quelques visages célèbres dont celui
de S. Veil venue en tant que présidente de la “Fondation
pour la Mémoire de la Shoah”. Cette journée a été
longuement commentée dans la presse
nationale offrant à la Montagne protestante une forte reconnaissance.
Outre le cérémonial
qui convient à ce type de réception, cette agitation
médiatique a marqué les esprits localement, mais aussi
bien au-delà du Lignon. Dans un contexte particulier où
des actes “antisémites” faisaient l’actualité
nationale, ce discours dans un tel village s’auréolait d’une
sacralité de circonstance. Aujourd’hui, il est encore évoqué
sous le titre grammaticalement erroné de : “discours
de (sic) Chambon” montrant finalement combien Le Chambon-sur-Lignon
est mal connu dans les salles de rédaction parisienne.
Si ce moment
solennel a eu le mérite de focaliser l’actualité nationale
sur l’histoire de cette région pendant la Deuxième guerre
mondiale et sa participation à la protection de certains fugitifs,
il demeure que cette approche fut superficielle. Les articles publiés
à l’époque montrent à l’évidence une conformité
rédactionnelle sans grandes investigations. La litanie des
faits se concentre toujours sur les quelques noms propres les plus
connus et de légendaires explications camisardes… Pourquoi
pas ? L’actuelle société, surfant au gré
des vents médiatiques, impose ce type de compte-rendu consensuel.
Espérons que les thèmes abordés dans ce livre
ouvriront de nouveaux espaces féconds.
Ce déplacement
présidentiel mettait en quelque sorte un point final, pour
l’instant du moins, aux “Journées
Mémoires du Plateau” du 11 au 13 juin 2004, co-organisées
par la mairie du Chambon-sur-Lignon et la fondation américaine
“Chambon”.
Temps forts qui permirent d’écouter les témoignages
toujours émouvants des anciens réfugiés juifs.
Déjà, les 5 et 6 juillet 2002, un colloque d’audience
nationale, intitulé : “La Deuxième Guerre mondiale,
des terres de refuge aux musées”, co-organisées
par la “Société d’Histoire de la Montagne”
et le SIVOM Vivarais-Lignon, avait poursuivi la réflexion ouverte
originellement par un tout premier colloque intitulé “Le
plateau Vivarais-Lignon. Accueil et Résistance 1939-1944”
tenu du 12 au 14 octobre 1990. Cette accélération des
manifestations qui mobilisent toujours plusieurs centaines de participants
est pour le moins significative.
A différents
niveaux, toutes ont leur intérêt et s’affermissent mutuellement.
De la confrontation des différentes populations, locales plutôt
protestantes et internationales plutôt juives, à la cristallisation
d’une mémoire collective méritoire, les avantages sont
multiples. Ne serait-ce que pour bâtir une politique plus humaniste,
fraternelle et solidaire que chacun espère à juste titre ?
Ne serait-ce qu’en renforçant le développement local
autour d’une assise culturelle peu commune ? Ne serait-ce enfin,
même si cela est plus prosaïque, en animant notre quotidien
paysan d’ici par des conversations plus stimulantes que les aléas
climatiques ? Et que l’on ne doute pas de l’importance sociale
de ce dernier point. Pour y être immergé en tant qu’observateur
patenté, je puis affirmer que les émotions qui naissent
au détour de ces multiples initiatives, face aux thèses
tenues par les orateurs invités ou aux commentaires de leurs
auditeurs, des retrouvailles d’amis après tant d’années,
etc., que ces émois façonnent profondément les
horizons spirituels.
Tout comme, par
exemple, le congrès national du Christianisme social a pu marquer
durablement les esprits des montagnards en 1933. Les distractions
étaient rares et un tel événement engendra sûrement
de nombreuses conversations structurantes pour cette société.
Et que dire des autres manifestations paroissiales où le syncrétisme
et le nombre des participants pouvaient conforter les messages chrétiens-sociaux
délivrés. Surtout si ces discours étaient portés
par des personnes respectées pour leur fonction “pastorale”
(pasteurs, prédicateurs, anciens, etc.) encore dominante dans
cette société rurale d’avant-guerre.
La
situation géographique de ce territoire de confins, en moyenne
montagne, sans grand enjeu économique ou politique, et la reconnaissance
du culte réformé portée par la Révolution
française ont profondément modifié les rapports
sociaux de cette
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zone
protestante et ont fait émerger un phénomène social
assez original. Le besoin fondateur de protection de toute société
diminua ici, au point où les conditions géo-climatique
du pays, avec son habitat extrêmement dispersé et isolé,
à l’accès difficile, suffirent à les assumer naturellement.
Par ailleurs, dans ces écarts, la lecture de la Bible et des
brochures religieuses donna naissance à une caste savante qui
gonfla paradoxalement sous l’influence répétée
des thèses revivalistes protestantes, tout en se rapprochant
socialement de la classe productive paysanne.
Dans ce schéma
anthropologique particulier, la transmission des prescriptions s’orchestrait
de deux manières qui se sont consolidées en totale synergie.
La première suit un schéma hiérarchique classique,
celui d’une autorité morale respectée, souvent le pasteur
en place ou ses invités prestigieux, vers son auditoire. La seconde
joue sur un mode plus participatif, d’essence darbyste. Les échanges
se font d’égal à égal au détour des réunions
cultuelles, familiales ou de voisinage voire sur les places de marché.
Cette dernière approche n’est pas à négliger dans
une région où ces communautés fraternelles sont
numériquement si importantes et façonnent encore la société
moderne. Le pasteur A. Trocmé mentionnait d’ailleurs dans ses
souvenirs que “les premiers paysans qui acceptèrent d’accueillir
des juifs furent... des Darbystes qui n’appartenaient pas à notre
association culturelle, et que leur doctrine écarte de tout engagement
politique. Nos conseillers les suivirent, d’abord en hésitant,
puis graduellement convaincus.” (A. Trocmé,
Souvenirs, Swarthmore, USA, tapuscrit p. 349)
Ici, peu importe l’exactitude
même de ces propos. Nous ne les évoquons que pour ouvrir
un contre-feu de réflexion “médiologique”. Comment une
pensée se propage-t-elle dans une société rurale,
éclatée en de nombreuses communautés chrétiennes,
et avec quelles techniques de communication ? La médiologie
initiée par Régis Debray analyse ces mystères et
paradoxes de la transmission culturelle, rôle essentiel à
la compréhension d’une société. Déjà,
les modes d’établissement des différents Réveils
évangéliques dans ce pays, principalement au xixe siècle,
sont un champ immense à peine effleuré. Espérons
que l’ancrage au siècle suivant de certaines positions chrétiennes
sociales sur la Montagne protestante trouvera son approfondissement.
Comment donc, des idées a-normales pour l’époque (pacifisme,
coopératisme, internationalisme, “solidarisme”, etc.)
arrivent ici, puis mûrissent au point que des réalisations
concrètes en découlent, perdurent encore, et deviennent
des références présidentielles ?
Certains marxistes
n’y verront qu’une dimension marchande, certes réelle comme dans
toutes les relations humaines, mais sûrement pas unique. à
l’opposé, les croyants accorderont une place primordiale à
la qualité spirituelle de cette population montagnarde. Pour
ma part, je me contente de relever la situation environnementale de
ce pays et ses influences naturelles sur les comportements de ses habitants
et leur univers conceptuel. Ainsi, entre autres, un pays qui est relié
par un service de cars, puis par un chemin de fer, à Saint-Étienne,
développe naturellement avec cette ville une économie
et des liens particuliers. à une époque médiatiquement
plus pauvre, ces moyens réguliers de transports déplaçaient
hommes et marchandises mais aussi, par eux, les rares pensées
exogènes et vivantes, rapidement assimilables pour peu que certaines
autorités spirituelles les aient repris à leur compte.
Alors saisit-on mieux la diffusion des pensées d’un L. Comte,
puis de É. Gounelle, et de leurs amis chrétiens-sociaux
qui se focalisent à Saint-Étienne, sur une autre région
proche socialement, culturellement mais aussi en terme d’accès…
A voir l’effervescence
intellectuelle locale que suscite actuellement le moindre colloque au
Chambon-sur-Lignon, on imagine ce qu’il en était avant 1940 où
cette société paysanne était recluse, moins sollicitée
par des messages parasitaires et donc à l’écoute de ses
propres sentiments. Ne doutons pas qu’une certaine cohésion identitaire
liée au terroir se nourrissait de tous ces soubresauts existentiels
sous l’autorité pastorale ou au détour de quelques veillées…
Sous l’écume des commémorations récentes, il existe
probablement d’autres vérités socio-historiques plus satisfaisantes
mais qui ne se révèleront que si elles sont recherchées
sérieusement.
C.
Maillebouis 2004
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